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  • C. Chaubet, C. Gottfried (IVM)

#2-Le véhicule comme hub social

Réseau, média ou grid : le véhicule comme nouveau hub social

Le confinement nous fait prendre conscience de ce qui nous relie au monde dans l'isolement : les réseaux d'information mondialisés auxquels nous accédons par nos téléphones ou nos ordinateurs. En l'absence de réseau efficace, cette relation au monde est brisée. En effet, la couverture numérique nous sert aujourd'hui non seulement à travailler (quand on peut le faire depuis chez soi), mais également à s'éduquer, à se divertir, à rester en contact avec ses proches et maintenir les apparences d'une sociabilité.

Confiné, déconnecté… isolé

La crise du COVID-19 met en lumière de nombreuses inégalités pré-existantes partout dans le monde. A Cuba, où l'accès à internet est limité et coûteux, les parcs publics équipés de hotspots sont les principaux points d'accès où se rassemble habituellement la population. Le confinement complique désormais la donne. De nombreuses personnes doivent ainsi franchir les interdits, que ce soit pour télécharger des cours dans le cadre de leurs études ou joindre leur famille à l'étranger. Aux Etats-Unis, en France, et dans le reste du monde, le manque d'accès au réseau créé une exclusion numérique qui bien souvent vient épouser les formes d'une ségrégation sociale ou territoriale. 42 millions d’Américains n'ont pas accès au haut-débit à l'heure actuelle. Pour la majorité d'entre eux, le coût du service en est le principal facteur, même si la disponibilité géographique ou la faible qualité du réseau reste un critère fortement discriminant, agissant comme une double peine pour des populations déjà défavorisées.

Source : https://www.cnbc.com/2020/03/27/map-digital-divide-leaves-millions-isolated-during-coronavirus-panic.html

Un confinement qui reconfigure les modes d'accès aux réseaux et les formes de socialités

Face à ces situations de précarité, des solidarités se mettent en place pour mettre en relation besoins des personnes vulnérables et offres des bénévoles comme avec la plateforme d'entraide mise en place par la Ville de Paris. Ces initiatives nécessitent cependant que les personnes possèdent le matériel nécessaire et soient connectées.

Pour remédier à cela, au Kenya, le chef de l’Etat vient d’autoriser le lancement d’une flotte de ballons chargés d’énergie solaire à 20 kilomètres d’altitude pour déployer un réseau Internet à haut débit dans le centre du pays rural et montagneux afin de favoriser le télétravail des salariés et les cours à domicile pour les écoliers. Aux Etats-Unis, des bibliobus actifs avant la crise servent maintenant à diffuser le wifi dans des quartiers sous-équipés pour permettre aux élèves de suivre leurs cours en ligne, mais également aux autres membres de la famille de développer d'autres usages, afin d’atténuer les effets d’isolement générés par le confinement.

Source : https://www.courrierinternational.com/article/communication-covid-19-au-kenya-des-ballons-pour-amener-internet-dans-tous-les-coins-du-pays

En temps normal, les usagers ne disposant pas de connexion se déplacent à la bibliothèque pour profiter d'internet. Aujourd'hui, la fermeture de ces lieux et le confinement prive des populations entières d'un service précieux. Les habitants des quartiers profitent donc à domicile de ce nouveau hub de réseau tandis que d’autres, plus éloignés, se regroupent sur les parkings autour des bibliobus pour profiter eux aussi du réseau. L'usage du lieu en est ainsi modifié : le véhicule forme un espace connecté autour duquel on se réunit tandis que le parking devient une place temporairement attractive.

Avec les limitations imposées aux lieux publics intérieurs comme extérieurs, les espaces et leurs usages se redéploient. Ces situations montrent l'intérêt d'une reconfiguration ponctuelle des réseaux, à l’aide de véhicules émetteurs qui permettent de disposer de connexion internet « ici et maintenant » en fonction des besoins dans le cas de circonstances particulières. La mise en mobilité des services est ainsi un moyen fluide et léger de répondre à des besoins : la bibliothèque et son réseau peuvent alors se déplacer vers les populations quand l'inverse n'est plus possible, et continue à offrir ses services.

Ces solutions mobiles ne concernent pas seulement le réseau internet, certains bus scolaires américains diffusant le wifi vont aussi jusqu'à apporter des repas et du matériel scolaire aux élèves des zones défavorisées notamment en milieu rural. Le service proposé change donc d'échelle et de destination sous l'effet des restrictions.

Parallèlement, le véhicule n'agit pas toujours comme relais du réseau en tant que fin en soi, mais il sert de support de transmission d'événements divers. A Minsk, en Biélorussie, des camions-régie diffusent des messes en direct dans les foyers. Sur le campus de Wuhan en Chine, des véhicules autonomes filment en temps réel la floraison des cerisiers. A Madrid, le cinéma en plein air se réinvente. Des camions cinéma mobiles prennent place dans différents. A Bruxelles, un bus de la compagnie de transport agit comme une véritable « poste sonore » et vient dans les différents quartiers de la ville diffuser des messages enregistrés par leurs auteurs, à destination d’amis ou membres de la famille. Le véhicule vient ainsi combler un vide autant physique, affectif, poétique que spirituel.

Source : https://www.bangkokpost.com/world/1881435/wuhan-cherry-blossom-live-stream-launched-amid-virus-lockdown

En mouvement ou à l'arrêt : le véhicule entre média et réseau

Dans le cas des « écoles mobiles » en Amérique du Sud, les écoliers doivent parcourir de longues distances pour se rendre à l'école dans le cas de villages reculés. Grâce au réseau embarqué, ils peuvent profiter du temps de transport pour commencer les enseignements avant l'entrée en classe. Aux Etats-Unis, le wifi diffusé dans des bus scolaires permet non seulement un contact à distance entre les élèves, leur conducteur, l'école et les parents, mais il permet aussi d'utiliser autrement son temps de transport, comme une transition entre le temps du foyer et celui de l'école.

Dans un autre contexte, les minibus de transports à Nairobi, en concurrence sur les mêmes lignes commerciales, se distinguent par une personnalisation à l'extrême, allant jusqu'à la galerie d'art ou discothèque mobile, le tout en fournissant une connexion internet durant le temps du trajet. Dans tous ces cas, le véhicule devient destination en soi car il offre un service au-delà du transport. L’offre du service existe, on choisit simplement d’en profiter ou pas.

Le véhicule peut aussi être un pôle puissant de réseau et suppléer des surcharges momentanées. L'opérateur Orange a ainsi déjà mis en place des camions-relais mobiles pour offrir une capacité supplémentaire dans le cas d'événements d'envergures (sportifs, culturels, etc.) provoquant une sur-sollicitation des infrastructures. On connait les exemples de camions-régie pour les évènements sportifs (camions garés sur les parkings aux abords du stade) qui viennent offrir un équipement technique de pointe nécessaire dans le cas de diffusion à grand échelle de matchs sportifs. Idem pour les camions des chaînes TV ou radio avec leurs journalistes et équipes techniques qui viennent occuper les lieux d'actualité quels qu'ils soient et les transforment en micro-urbanités éphémères (sociabilisation entre journalistes des différentes chaînes, ressources pour vendeurs ambulants, badauds agglomérés autours ou passant devant les caméras...) C’est ce même phénomène d'agglomération-agrégation qu’on peut constater avec l'exemple des vélo-kiosques en Afrique qui créent des polarités sociales temporaires. Quand, en temps normal, le véhicule fait le vide autour de lui, ici, il attire, il créé un pôle attractif dont la connectivité est un pilier essentiel et la base d’autres types d’échange.

Vélo-kiosque mobile wifi et recharge au Rwanda

Le véhicule n'a pas toujours pour finalité de fournir ou de relier à des flux d'information. Il peut également contribuer directement à l'approvisionnement des réseaux d'énergie, comme dans le cas des véhicules électriques en mode « vehicle to grid » : le véhicule devient une partie intégrante du réseau. On peut alors imaginer de tels « véhicules-batteries » venir alimenter en énergie des infrastructures mobiles de santé nécessitant un apport électrique important (on se rappelle ainsi l'exemple du camion d'imagerie médicale sillonnant les campagnes évoqué dans le billet#1).

En attendant le hug : distance physique, proximité sociale

La crise actuelle souligne l'urgence de réduire la fracture numérique afin d'offrir un service devenu basique et nécessaire pour tous. Le fameux « monde d'après » ou plutôt le « monde avec », quelle que soit sa forme, ne pourra nier ce besoin de connexion – davantage encore si l'horizon est fait de démobilité, choisie ou contrainte. Les outils déployés avant et pendant la crise montrent le potentiel de dispositifs légers, réversibles et adaptables aux publics, aux configurations spatiales et aux contingences temporelles.

De la même manière que de nombreuses villes semblent découvrir l'intérêt de l'urbanisme tactique pour donner davantage de place aux modes actifs après le déconfinement sans remettre en question leurs infrastructures, les Hyperlieux Mobiles peuvent offrir des opportunités de services et d’activités souples, temporaires, sans réaménagement lourds et coûteux. Ils sont une solution d'équipement « au service du service », un outil d’urbanisme temporaire durable dans un monde incertain. Temporaire grâce à sa mobilité, il répond à un besoin à un moment donné de la journée, de l’année ou à une situation particulière. Durable parce qu’il répond à un besoin réel dans un temps long, hors contexte exceptionnel. Il est un outil d’équité sociale pour des territoires contrastés, un outil frugal car léger, réversible et ne nécessite pas la construction d’une infrastructure lourde.

Qu'il fournisse du wifi, de l'énergie, du flux vidéo (en bref : du réseau sous toutes ses formes), ou toute sortes d’activités, le véhicule fournit avant tout un service. Ainsi, il attire et fait boule de neige. A partir de là, les possibilités de démultiplication des activités mobiles génératrices de pôles intenses sont infinies au niveau local. L'isolement forcé du confinement nous fait prendre conscience de la valeur de nos liens sociaux, des contacts du quotidien. Quand le moment sera plus propice, les gens voudront encore bouger, se rassembler, se parler, se côtoyer. Loin de désolidariser ou d'éloigner les personnes, le véhicule réceptacle et émetteur agrège les usages et les activités autour de lui, et permet de penser de nouvelles combinaisons d'organisation de l'espace, créatrices de lieux de rencontre. Avec ces combinaisons s'inventent également les moyens de répondre à la réduction des mobilités subies.

Laveries, douches et salons mobiles “Orange Sky” en Australie

Le véhicule créé ainsi un rapport entre des personnes. Dans le domaine de la solidarité, les ruptures socio-culturelles ne seront pas effacées du jour au lendemain, aussi des dispositifs permettant d'aller vers les publics défavorisés restent les plus adaptés, comme pour le cas des laveries et douches mobiles expérimentées en Australie.*

Le véhicule peut aussi créer l'événement. Au Brésil, des tricycles équipés d’un dispositif audiovisuel projettent sur tout type de surface (façades, arbres, lacs, trottoirs…) des dessins animés en temps réel sous forme de petits récits ou de poésie interagissant non seulement avec les lieux mais aussi avec le public attroupé devant ces images. En multipliant les possibilités de relations, le photomaton mobile de JR devient lui aussi un véritable support de nouvelles scènes urbaines. Le ciment culturel (qu'il passe par l'art, la musique, la danse, la gastronomie, le commerce, etc.) restera toujours un vecteur d'assemblage des personnes, d'association des corps et des esprits, et un dispositif mobile peut parvenir à activer de manière intelligente et coordonnées dans l'espace les ingrédients de ce ciment. Si Jean-Claude Chamboredon observait en 1970 dans son article « Proximité spatiale et distance sociale » que le rapprochement physique de différentes populations dans les nouveaux quartiers des banlieues ne donnait pas lieu à davantage de contacts sociaux entre celles-ci, l'heure actuelle nous invite à un nouveau défi qui inverse la formule du sociologue : comment concilier distance physique et proximité sociale ?

Pour en savoir plus, consultez l'infographie Hyperlieux Mobiles

*à noter que Vinci organise en ces temps de COVID-19 des services équivalents pour les chauffeurs routiers sur l’aire de l’Estalot sur l’A10, « pendant qu’ils dégustent leurs lasagnes, les chauffeurs profitent des machines à laver mises à leur disposition ».

 

Le pop-up-art du billet : des remèdes au sans contact

Les épreuves que la crise impose sur le gouvernement de nos corps fait écho à l'œuvre de l'artiste conceptuelle Marina Abramovich. Dans les années 70, période de libération et d'émancipation, elle faisait du contact corporel un véritable « passage obligé » afin d'interpeller le public et lui rappeler le pouvoir du toucher. Plus de 40 ans après, l'une de ses performances consistait à regarder intensément les gens dans les yeux, séparés par une table. Aucun contact, aucun mot, et pourtant le public était bien là, patientant de longues heures pour vivre l'émotion forte qui pouvait être transmise malgré la distance. Une émotion pure qui s'affranchit des corps. Il est bon de s'en rappeler. Quelle nouvelle performance imaginer aujourd’hui avec les nouvelles normes de distanciation physique ?

Source : https://www.buro247.hr/kultura/umjetnost/napustio-nas-je-pionir-i-provokator-ulay-najpoznatiji-po-performansima-s-marinom-abramovi.html

Source : http://vistaartprojects.blogspot.com/2014/09/marina-abramovic-e-ulay-moma-2010.html

Christine Chaubet, Cédric Gottfried (Institut pour la ville en mouvement-VEDECOM)

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